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Aujourd’hui l’escalier a le blues.
Il savait que cette journée serait placide et silencieuse. Tous ses dimanches sont des jours très calmes. Mais le phénomène semble prendre de l’ampleur, et ce n’est pas sans inquiéter notre brave escalier. Surtout qu’aujourd’hui c’est un jour un peu spécial. Et il le sait, il a déchiffré sur les lèvres les remarques discrètes, il a entendu les bruits de ses couloirs, il a compris où ces gens voulaient en venir, il n’est pas idiot quand même ! ça ne fait pas que monter et descendre, un escalier, ça réfléchit en route !
Devant cette grande journée calme qui allait s’étaler sur ses marches, il a décidé de faire le point. C’est dur pour un escalier de faire le point. Ca monte et ça descend, remonte et redescend, ça tourne et ça s’arrête à chaque palier, comment voulez-vous faire un point dans de telles conditions ? Enfin malgré tout il semblait décidé.
Il a choisi de descendre à l’envers, exercice très périlleux pour un escalier, c’est quand même un peu casse-cou faut avouer ! mais il voulait repartir à la base, il pensait qu’en partant de là il allait mieux comprendre sa vie d’escalier.
Il est donc retourné au rez-de-chaussée, essayer de retrouver les bruits de la rue qui peu à peu avaient changé, au fil des ans et des grandes inventions, et qui ces derniers temps avaient commencé à drôlement lui manquer, les escaliers ça s’ennuie vite, ça tourne en rond, ça n’aime pas beaucoup le silence vous savez…
Quand il était jeune l’escalier, il était secoué du matin au soir par des claquements de galoches, des glissades sur ses rampes, des rires et des cris, car en ce temps-là, la maison était reliée à la rue, la vie passait de l’une à l’autre, on s’appelait depuis la chaussée, on criait de la fenêtre, les portes étaient ouvertes, on s’envoyait des choses dans un panier au bout d’une ficelle, on se parlait les coudes appuyés sur la rambarde, du haut en bas de la maison, des fois pourtant on se disputait, mais c’était joyeux, c’était animé, c’était vivant…
Là il se souvenait bien, et il était content.
Il lui fallut du temps pour accéder au premier palier, c’est qu’un vieil escalier, ça ne monte pas vite dans les escaliers ! Et il n’allait tout de même pas monter dans cet ascenseur de malheur !
C’est là qu’il s’est souvenu furtivement de drôles de bruits de bottes, de tout un affairement, d’ordres pressés, de talons secs qui montaient qui descendaient et qui montaient et descendaient sans arrêt. Les bruits de la rue, les odeurs, les rumeurs qui montaient jusqu’à lui avaient changé aussi…
Et l’escalier continua de monter, d’étage en étage, se posant pour souffler à chaque palier, histoire de visiter son passé, de mettre un nom sur ses sensations, ranger ses plus grands souvenirs…
C’est qu’il en a vu passer des cabas et des valises, des berceaux et des cercueils, des armoires et des lits, et des enfants sautillants, et des vieillards courbés, et des talons aiguilles qui lui vrillaient les oreilles, et des sifflotements agaçants, des médecins et des prêtres, et des marchands ambulants, et des amoureux avec leurs rires étouffés et leurs bisous, qui profitaient de lui pour mettre une éternité à monter, il en a vu passer des joies et des tristesses, des larmes et des éclats de rires, ça en fait tout ça, des souvenirs à trier…
C’est au cinquième étage qu’il s’est souvenu ! l’horreur !!!! le fameux jour de l’installation de cet ascenseur, incrusté là au milieu, tout serré contre lui. C’est là que sa vie de serpentin a commencé, car c’était bien ça ! il ne faisait plus que serpenter autour de l’ascenseur, qui passait à toute vitesse en sifflant, le ventre plein de tous ces fainéants qui ne voulaient même plus l’emprunter, lui, ce pauvre vieil escalier esseulé… c’est là qu’il s’est senti devenir accessoire, « escalier au cas où. ».. pas facile à vivre…
Ce fut un déchirement de se voir ainsi relégué… Les seuls qui l’empruntaient encore étaient la jeune fille du troisième qui descendait en sautillant et remontait de même, lui offrant soir et matin comme une friandise ses jolis mollets et ses robes à volants, et avec elle il y avait Monsieur le professeur, on ne savait de quoi mais il se disait qu’il était professeur, qui refusait, disait-il, de monter dans cette cage à poules qui s’arrêtait parfois en plein milieu ! Et celui-là descendait de son cinquième étage en traînant les pieds, et remontait plus lentement encore, s’appuyant tout le long de tout son poids qu’il avait lourd, faisant craquer chacune de ses marches, traînant son vieux cartable comme un fardeau insoutenable…
Parfois, petit air de joie, tralala lala, l’ascenseur était en panne… mais la joie était de courte durée, les gens étaient de si mauvaise humeur de devoir emprunter l’escalier, qu’ils le lui faisaient savoir en tapant des pieds, en rouspétant, en maugréant et en soufflant bruyamment tout au long de ses étages, et ils rouspétaient tellement que le dépanneur ne tardait guère à venir réparer ce fichu ascenseur qui démarrait dans un épouvantable grincement !
Le voilà arrivé au grenier, là aussi, il y en a des histoires à conter… Ah là là que de souvenirs, quelle vie !
Aujourd’hui c’est dimanche oui. Pas un dimanche comme les autres.
C’est le dernier dimanche de la saison. C’est le dernier dimanche de la maison.
Tout le quartier est frappé d’insalubrité à ce qu’il paraît. Et demain c’est ici que les travaux vont commencer. Parce qu’on dit aussi « faire des travaux » quand on va « tout casser »…
Les murs seront fracassés rageusement, les fenêtres voleront en éclats, et l’escalier sera soulevé de terre comme un accordéon en carton par une de ces machines vilaines, jaunes et grimaçantes de haine, dont l’unique but durant leur vie de bulldozer, c’est de démolir… alors notre bel escalier il se tordra de douleur et se disloquera, en pleurant sur ses belles pierres de taille qui n’auront même pas le bonheur de vivre ailleurs une autre vie, elles auraient pu encore cependant se rendre utiles, en bien des endroits… mais on n’a pas le temps, puis le temps c’est de l’argent, l’argent c’est des diamants, et pas des vieilles pierres, fussent-elles de taille…
Moi ce jour-là, je n’étais pas là, je ne voulais pas voir ça, j’étais très loin et je me bouchais quand même les oreilles, comme chaque fois que j’entendais les nouvelles à la radio… le vieil escalier s’en allait, ce n’était pas une bonne nouvelle, pareil que les autres nouvelles…
Salut l’escalier, je t’aimais bien tu sais, je t’en ai confié des secrets, tu t’en souviens ? je m’asseyais alors sur tes marches, je posais mon cartable, je me serrais entre tes bras invisibles pour prendre encore un peu de temps sur le temps, rien qu’à moi, pour ne pas passer trop vite l’affligeante frontière entre mon monde et le leur, pleurant et reniflant doucement avant de rentrer ; tu m’abritais je me rappelle bien, même tu me consolais, je t’entendais tu sais ?
Salut l’escalier, sois tranquille, je pourrais pas t’oublier, c’est comme ça, une petite fille triste, ça n’oublie plus jamais…
Salut l’escalier, t’étais beau tu sais, je garde de toi une vieille photographie toute jaunie ; je te promets, en jaune t’es encore plus beau que dans mes souvenirs…
Salut l’escalier…
mm
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